Par où ?

 

À ce moment-là, poussé par la dèche et aussi par une effroyable las­situde de la vie de Paris, j’étais allé me réfugier dans une petite situa­tion, modeste mais apaisante, en province.

C’était en Seine-et-Oise, à C... (Je ne nomme pas la ville. Ces lignes pourraient tomber sous les yeux de quelques gens qui ne manqueraient pas d’en profiter pour me nuire.)

La raffinerie où j’exerçais mon métier de chimiste était située à envi­ron deux kilomètres de C... Tous les soirs, vers quatre ou cinq heu­res, j’étais libre.

Alors, tantôt par la grande route, tantôt par les bords ombreux de la rivière, je rentrais dans la petite ville.

Deux grandes heures à tuer avant le dîner ! J’avais pris pension à la table d’hôte où je couchais,

Oh ! les attristants dîners – et combien longs – de l’hôtel Rivoli !

Pauvre moi, qui précisément sortais du plus étrange milieu parisien, tout de vibrance et de joie, où la moindre banalité nous faisait nous regarder, ahuris !...

Il me fallut assister, impassible, aux conversations lamentables de ces malheureux employés, et parfois même y prendre part.

Une petite bonne accorte, plutôt jolie, nous servait avec des lenteurs interminables. Son sourire sérieux et vite réprimé, quand on lui fai­sait des compliments un peu vifs, m’avait d’abord très amusé. Mais, dès que je me fus aperçu qu’elle n’avait d’yeux et de soins que pour un agent-voyer complètement idiot qui dînait avec nous, elle cessa de m’intéresser.

C’était le printemps. Les jours commençaient à croître sensiblement. Il faisait presque jour quand on sortait de table. Que faire avant de se coucher ?

J’essayai du café-concert. La troupe se composait de quatre artis­tes, deux vieux et deux jeunes.

Les deux jeunes – un petit ménage – n’avaient pour racheter leur laideur peu commune que la qualité de chanter faux comme des jetons. Les deux vieux, des écrasés de la vie, avec un pauvre restant de talent et de voix, gagnaient misérablement leur triste vie.

La vieille chanteuse, surtout, qui avait dû être une fort belle femme, gardait sur ses traits ravagés une sorte de stupeur calamiteuse qui vous serrait le cœur.

Heureusement que je découvris un café à terrasse.

J’ai toujours eu l’amour des terrasses de café, et la conception la plus flatteuse du paradis serait, pour moi, une terrasse de café, d’où l’on ne partirait plus jamais.

Bien modeste, d’ailleurs, cette terrasse. Quatre guéridons de tôle, dont la peinture s’enlevait sous l’ongle par larges plaques. Des tabou­rets de paille que les galopins de C... ne manquaient pas de renver­ser en passant.

Je devins l’hôte le plus assidu de cet éden. À cinq heures, je m’y installais, et jusqu’au dîner je dégustais d’étranges apéritifs, comme je n’en ai jamais retrouvé à Paris. (J’avais, à ce moment, une salu­taire et justifiée méfiance de l’absinthe.)

Devant moi défilaient quelques passants, toujours les mêmes.

Le très vieux bâtiment qui faisait face à ma terrasse était un de ces immeubles compliqués de province, où les maisons s’enchevêtrent bizarrement, où pas une fenêtre ne se ressemble, et que leurs proprié­taires eux-mêmes ne sauraient démêler à première vue.

Dans la façade grise, culottée par les siècles, les fenêtres propret­tes et les rideaux blancs mettaient leur lumière d’une gaieté calme et uniforme.

Un jour, je m’aperçus qu’une des fenêtres, au deuxième étage, avait changé d’aspect.

Des fleurs et de grands rideaux lilas clair tranchaient doucement sur la monotonie de l’ensemble.

Fort intrigué, je ne pouvais détacher mes yeux de cette jolie clarté. J’allais demander des renseignements au cafetier, lorsque, très rose, très blonde et très radieuse, une jeune fille vint s’accouder à la fenêtre.

Était-elle vraiment si jolie que ça ? ou bien ma solitude me prédisposait-elle à l’indulgence ? Je ne sais, mais je me rappelle que je restai confondu et comme anéanti de tant de charme. De temps en temps elle riait, égayée sans doute par les propos d’une personne qui parlait dans l’appartement, et alors elle devenait d’une séduction irré­sistible. Sa bouche, un peu grande, s’ouvrait, toute de rose et de nacre, et l’argent de son rire nous arrivait, comme perlé.

Je n’eus qu’une idée : la voir et la connaître. Avec des ruses d’Apa­che, des mines indifférentes, je m’informai. Personne ne put me ren­seigner.

– Une Parisienne qui vient passer l’été ici, me répondait-on.

J’en étais arrivé à ne plus penser qu’à elle, à tout sacrifier pour elle.

Les quelques heures que me laissait mon industrie me parurent insuffisantes, et sous un futile prétexte, j’abandonnai mon usine.

Ma terrasse elle-même devint un observatoire trop lointain, et comme le café possédait un billard au premier, je montai au premier.

Les joueurs de billard regardèrent d’un mauvais œil ce jeune homme qui ne jouait pas, et pour qu’on me tolérât, je dus me mettre à jouer au billard.

Évidemment, elle n’habitait pas seule son appartement, puisqu’on la voyait rire et causer, et pourtant jamais je ne pus apercevoir d’autre personne qu’elle.

J’en étais devenu littéralement fou. Pas une seconde de ma vie ne s’écoulait plus sans que mon esprit ne fût tendu vers elle.

Mes ressources d’argent s’étaient épuisées. Quand je vis que je n’avais plus qu’un jour à passer à C..., je brusquai les choses.

Auprès de tous les boutiquiers qui pouvaient me renseigner (il n’y a pas de concierge à C...), je m’enquis sans aucune retenue de la per­sonne du deuxième.

Chacun me renvoya à son voisin.

– C’est bien difficile, allez, monsieur, de s’y reconnaître là-dedans. Il y a trois maisons dont les étages se mêlent ensemble.

Je voulus en avoir le cœur net.

Le lendemain encore, je restai à C..., sans un sou, vivant à crédit sur ma bonne réputation.

Vaines, vaines mes recherches.

Personne, ni les locataires, ni les propriétaires, car dans l’exaspé­ration de mon inquiétude je m’adressai à tout le monde, ne put me renseigner sur l’accès de la chambre mystérieuse.

Je ne le saurai jamais, car peu de temps après la jeune fille démé­nagea. La fenêtre reprit son aspect ordinaire.

Mais rien, rien ne chassera de mon esprit le souvenir de celle qui, avec tant de charme, s’accoudait entre le lilas très clair de ses rideaux, et dont le rire d’argent m’arrivait comme perlé.

Faits divers
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